9

 

Voici ce qui s’est produit le lundi. Comme d’ordinaire, Ruth m’a emmenée au lycée. Durant tout le trajet, je n’ai pas réussi à m’ôter du crâne les deux filles figurant sur le carton de lait que j’avais acheté la veille. Une fois de plus, je m’étais réveillée avec le sentiment de savoir où elles étaient, et ce dans le moindre détail. Ça commençait à me flanquer une sacrée frousse.

Malheureusement, comme dans les cas précédents, je n’arrivais pas à les oublier. Bref, sitôt au bahut, je me suis arrangée pour larguer Ruth et j’ai contacté ce bon vieux O8OO-TEOULA. C’est Rosemary qui a décroché.

— Salut, Rosemary, ai-je lancé. C’est moi, Jess. J’ai téléphoné vendredi, vous vous souvenez ?

Rosemary a avalé sa salive.

— Jess ! a-t-elle piaillé ensuite, manquant de me percer les tympans. Où es-tu, chérie ?

Ça m’a paru bizarre que quelqu’un travaillant pour le O8OO-TEOULA me pose cette question, à moi.

— Ben, au lycée.

— Des gens te cherchent, chérie. Tu nous as contactés, samedi ?

— Oui, pourquoi ?

— Ne quitte pas. Il faut que j’avertisse mon chef. Je le lui ai promis, si par hasard je t’avais.

La sonnerie marquant le début des cours a retenti.

— Minute ! Je n’ai pas le temps, là. Il faut que je vous parle de Jennie Lee Peters et Samantha Travers…

— J’ai l’impression que tu ne comprends pas, Jess. Tu n’as pas lu les journaux ? Ils les ont trouvés. Sean et Olivia. Pile aux adresses que tu avais mentionnées. Et ceux de samedi, ils les ont trouvés aussi. Du coup, il y a des gens qui souhaitent te parler, ici. Ils veulent comprendre comment tu as su…

Ainsi, ç’avait bien été Sean. Pourquoi avait-il prétendu s’appeler Sam, alors ? Et pourquoi avait-il eu l’air tellement effrayé alors que je ne cherchais qu’à l’aider ?

— Je l’ignore moi-même, ai-je répondu à Rosemary. Je vais être en retard. Contentez-vous de noter…

— Je te passe mon directeur, Larry Barnes. Larry ? C’est elle, Jess.

— Jess ? a lancé une voix, masculine. C’est bien Jess ?

Pour le coup, je me suis mise à avoir vraiment la trouille. Moi, j’avais seulement voulu donner un coup de main, pas discutailler avec Larry le dirlo.

— Écoutez, me suis-je dépêchée de dire. Jennie Lee Peters est à Escondido, en Californie. (J’ai balancé son adresse à toute vitesse.) Pour Samantha Travers, c’est un peu étrange, mais si vous prenez la départementale n° 4, juste à l’extérieur de Wilmington, Alabama, vous la trouverez près d’un arbre, un grand arbre flanqué d’un gros rocher…

— Jess, a coupé Larry, donne-moi ton nom de famille, s’il te plaît. Et l’endroit d’où tu appelles.

À cet instant, j’ai aperçu la mère Pitt, la prof d’économie ménagère, qui s’amenait. La mère Pitt ne peut pas me piffer depuis le jour où j’ai renversé un soufflé sur la tête d’un gars de ma classe. Il le méritait amplement, vu qu’il avait eu le toupet de me demander quel effet ça faisait d’avoir un frère demeuré. La Pitt n’allait pas hésiter à me dénoncer au CPE.

— Il faut que j’y aille, ai-je lancé en raccrochant.

Malheureusement, ça n’a servi à rien. Le dragon m’est tombé dessus comme la pauvreté sur le monde.

— Explique-moi un peu ce que tu fabriques ici au lieu d’être en cours, Jessica Mastriani !

Et elle a aussitôt griffonné un mot à l’intention des autorités.

Je vous remercie infiniment, madame Pitt, et je profite de l’occasion pour mentionner ma gratitude envers votre compréhension et votre amabilité. Ici, au beau milieu de ma déposition qui, si j’ai bien compris, va être rendue publique. Comme ça, le monde entier saura quelle merveilleuse prof vous êtes.

À l’heure du déjeuner, je me suis donc retrouvée chez Goodheart. Il m’a sorti son laïus habituel, comme quoi je devais m’appliquer un peu plus, faute de quoi je n’irais jamais en fac, etc. Puis il m’a filé une nouvelle semaine de détention, pour mon bien, a-t-il cru bon de préciser. Je lui ai demandé s’il avait un journal sous la main parce que j’avais un devoir à rédiger sur un événement récent pour le cours d’histoire contemporaine.

Ce qui était un mensonge éhonté, naturellement. Je voulais seulement vérifier les dires de Rosemary.

Goodheart m’a tendu un exemplaire de USA Today. Je me suis posée dans la salle d’attente pour le feuilleter. En dépit des nombreux articles concernant les célébrités s’adonnant à des passions coupables, ce qui m’a quelque peu distraite, j’ai fini par dénicher l’histoire sous la rubrique Nation. On y racontait comment un coup de fil anonyme au 0800-TEOULA avait permis de localiser quatre enfants, dont l’un avait disparu depuis sept ans.

Sean.

J’ai contemplé l’article avec ahurissement. Moi. C’était moi, la responsable de l’appel anonyme. Et j’étais dans le journal, un journal d’envergure nationale qui plus est.

L’Organisation Fédérale pour les Enfants Disparus souhaitait m’identifier afin de me remercier.

Apparemment, il y avait aussi une récompense substantielle pour avoir retrouvé Olivia Marie D’Amato. Dix mille dollars pour être exacte.

Dix mille dollars. Ça faisait un paquet de motos, ça.

Sauf que, immédiatement, j’ai compris que je n’accepterais pas cet argent. Je n’ai jamais été très attentive à l’église, mais j’ai quand même pigé que l’être humain était censé accomplir de bonnes actions envers son prochain. Et pas pour en tirer un bénéfice quelconque. Simplement parce que c’est juste. Comme de balancer une patate à Jeff Day, par exemple. C’était un geste juste. Échanger une bonne action contre du fric était… mal.

Bref, vu que je ne voulais pas de récompense ni, surtout, ma photo à la une de USA Today, j’ai décidé de ne pas contacter l’OFED. Par ailleurs, je ne tenais guère à ce que ma soudaine et étrange aptitude à localiser des mômes disparus devienne de notoriété publique. J’ai déjà assez de mal à m’intégrer. Si les gens apprenaient ça, je finirais couverte de sang de cochon, comme Carrie[27]. Personne n’a envie de ce genre d’embêtement.

Sans compter que ma famille n’était pas prête à affronter ça. Ma mère ne s’était pas encore remise de ce qui était arrivé à Douglas. J’ai beau soupçonner qu’il vaut mieux se découvrir un enfant doté d’un don surnaturel qu’un enfant affecté par la schizophrénie, cela revient finalement au même : anormal. Or ma mère n’a jamais désiré qu’une chose dans la vie – fonder une famille normale.

Quoique, quand on y réfléchit, qu’y a-t-il de normal dans le fait que deux femmes portent des robes assorties amoureusement cousues main ? Personnellement, ça m’échappe.

Mais bon. Je n’avais pas besoin de pression supplémentaire. J’avais amplement mon compte.

Bref, je n’ai pas rappelé le O8OO-TEOULA. Ni personne d’ailleurs. Je me suis contentée de continuer ma petite vie pépère. A la cantine, Ruth s’est fichue de moi (parce que je sortais avec un Cul-Terreux) devant d’autres copines de l’orchestre qui s’y sont mises à leur tour. Je m’en fichais. Ce n’étaient que de grosses jalouses. Et je les comprenais. Rob Wilkins était super craquant. Et quand je me suis rendue en colle à la fin de la journée, j’admets que mon cœur a eu un raté lorsque je l’ai vu. Ce mec est décidément très mignon.

Il a fallu attendre un bon moment avant que Mlle Clemmings relâche sa surveillance. Cela acquis, j’ai sorti mon cahier et me suis attaquée à mes devoirs. Malheureusement, et contrairement au vendredi, Rob ne me l’a pas arraché pour y écrire de charmantes petites notes. Il s’est cantonné à son roman d’espionnage. Ce n’était pas le même que celui de la semaine précédente, et il devait être passionnant, mais quand même, ce rustaud aurait pu me saluer, ne serait-ce que ça.

Son indifférence m’a mise de mauvaise humeur. D’autres filles à ma place auraient sans doute capté le message mais, rappelez-vous, je manquais d’expérience. Je ne comprenais pas quelle erreur j’avais commise. Était-ce la façon dont j’avais réagi quand il m’avait embrassée ? Lorsque j’avais manqué de me casser la figure. Je reconnais, c’était un peu puéril. Soyez généreux : il s’agissait de mon premier baiser. À moins que ce soit ma remarque sur le rayon petites copines de l’animalerie. Ou le fait évident que je détonnais par rapport à Teri et Charleen. Cette incertitude m’a rendue encore plus grincheuse.

Ce qui explique sûrement pourquoi, quand Hank Wendell s’est penché vers moi pour me chuchoter : « Hé, Mastriani, qu’est-ce que j’apprends là ? Wilkins t’a montré sa saucisse vendredi ? », je lui ai balancé mon coude dans la gorge.

Pas assez fort pour lui écrabouiller le larynx et le faire tourner de l’œil (hélas), suffisamment néanmoins pour le rendre très, très teigneux. Mais, avant que son poing ait eu le temps d’entrer en contact avec mon visage (j’étais prête à rouler par terre, comme mon père me l’a appris), une main a surgi et a dévié son bras de mon champ de vision.

— Je croyais qu’on était d’accord ? a susurré Rob. Tu lui fiches la paix.

Il était à moitié vautré par-dessus moi pour maintenir Hank et, par conséquent, la boucle de son ceinturon était au niveau de mon nez. Pas une position très digne.

Ça m’a rendue folle de rage. Presque autant que la remarque de Hank.

— Serais-tu par hasard allé raconter à tout le monde que nous avons couché ensemble ? ai-je lancé, en me dévissant le cou pour apercevoir sa figure.

Sur scène, la répétition avait stoppé net. Tous les acteurs de Fin de partie nous contemplaient. Mlle Clemmings a braillé :

— Que se passe-t-il, là-haut ? Monsieur Wilkins, lâchez immédiatement M. Wendell et asseyez-vous !

— Bon Dieu, Wilkins ! a haleté Hank d’une voix hachée (à la réflexion, j’avais peut-être frappé plus fort que je ne le pensais), tu es en train de me péter le bras.

— Et je te l’arracherai sans hésitation si tu ne la laisses pas tranquille, a riposté Rob sur un ton réfrigérant que je ne lui connaissais pas.

— D’accord, bon Dieu, d’accord.

Rob l’a lâché, Hank s’est effondré sur son siège, et mon sauveur a repris sa place. Quant à Mlle Clemmings, qui avait remonté la moitié de l’allée, elle a hoché la tête avec satisfaction, l’air de croire que la bagarre avait cessé grâce à sa divine intervention. Tu parles !

En tout cas, j’étais en rogne.

— Qu’est-ce qu’il a voulu dire ? ai-je sifflé à Rob dès que la prof a eu le dos tourné. De quoi parlait-il ?

— De rien, a-t-il répondu en se replongeant dans son bouquin. C’est un enfoiré. (Excusez son langage.) Mets-la en veilleuse, veux-tu ?

Bon, autant vous prévenir tout de suite, je déteste que les gens me conseillent de la mettre en veilleuse. Par exemple, quand ils viennent de déblatérer sur le compte de Douglas, ne comprennent pas que je m’emporte et me demandent de descendre de mes grands chevaux. Je ne peux pas. C’est plus fort que moi.

— Non, je ne me détendrai pas, ai-je grondé. Je veux savoir de quoi il retourne. Que se passe-t-il, bon sang ? Tu as raconté à tes potes que nous avions couché ?

Rob a enfin levé les yeux. Ses traits étaient totalement dénués d’expression, quand il a répliqué :

— Et d’une, Wendell n’est pas mon pote.

Sur ma gauche, Wendell, qui se massait le poignet, a grommelé :

— Tu l’as dit, bouffi.

— Et de deux, a continué Rob, je n’ai parlé de toi à personne, compris ? Alors calme-toi.

Je déteste aussi quand les gens me suggèrent de me calmer.

— Écoute, je n’ai aucune idée de ce qui se passe, mais si je découvre que tu es allé déblatérer sur moi dans mon dos, je te flanque une raclée. Compris ?

Pour la première fois ce jour-là, il m’a souri. Comme s’il n’en avait pas eu envie mais n’avait pu se retenir.

Et il a un de ces sourires, ce Rob. Bon, je ne vais pas vous faire un dessin.

Quoique. Vous ignorez sans doute de quoi je parle. Un instant, j’avais oublié pour qui j’écris.

Passons.

— Toi, tu me flanques une raclée ? a-t-il répété, visiblement très amusé.

C’est peu dire que mon humeur ne s’est pas améliorée.

— Gaffe, mec ! l’a averti Hank. Elle cogne dur, pour une fille.

— Exactement, ai-je renchéri. Alors, tu peux numéroter tes abattis.

J’ignore ce qu’il allait répondre car, au même moment, Mlle Clemmings nous a ordonné de la boucler, poussant des « chut » censés nous affoler. Plus impassible que jamais, Rob a une nouvelle fois fourré son nez dans son livre. Je n’ai eu d’autre choix que de retourner à mes devoirs.

Mais je bouillais, croyez-moi !

Et je me suis mise à bouillir encore plus lorsque, une fois libérée de retenue, j’ai découvert que je n’avais personne pour me ramener à la maison. Comme une imbécile, j’avais conseillé à Ruth de ne pas s’embêter à venir me chercher, ayant supposé que Rob me raccompagnerait.

Formidable ! Franchement génial !

J’aurais pu appeler ma mère. J’étais cependant trop mortifiée pour l’attendre en tournant en rond. J’avais l’impression que si je ne frappais pas quelqu’un très vite j’allais péter les plombs. Quand je suis dans cet état, mieux vaut m’éviter. Surtout si l’on est ma mère.

Bref, je suis partie à pince. Les deux kilomètres m’importaient peu. J’étais tellement en colère que je ne sentais pas mes pieds. Le soleil resplendissait, il n’y avait pas un nuage à l’horizon et aucune raison de craindre un foudroiement. Ce qui, pour l’heure, était le cadet de mes soucis. Un millier d’éclairs seraient tombés du ciel que je ne m’en serais pas aperçue.

Comment avais-je pu me conduire de façon aussi idiote ? Comment avait-je pu être aussi nulle ?

Je longeais les gradins du stade – les lieux du crime – quand j’ai entendu le ronronnement de la moto de Rob. Il est venu se ranger le long du trottoir.

— Viens ! m’a-t-il lancé.

— Va te faire voir, ai-je rétorqué sans daigner le regarder.

Et j’étais sincère.

— Tu comptes rentrer chez toi à pied ? Allez, grimpe, je te raccompagne.

Je lui ai signifié où il pouvait se la mettre, sa proposition.

— Écoute, j’ai commis une erreur, je suis désolé, d’accord ?

J’ai cru un instant qu’il s’agissait là d’excuses quant à son attitude calamiteuse pendant la retenue et je me suis un peu calmée. Malheureusement, le moment de grâce n’a pas duré, parce qu’il a précisé :

— Je pensais que tu étais plus vieille.

Ça m’a arrêtée net. Je me suis tournée pour le dévisager.

— Comment ça, plus vieille ?

Il n’avait pas son casque, et j’ai bien vu qu’il était très mal à l’aise.

— Je ne savais pas que tu n’avais que seize ans, OK ? À ma décharge, tu ne te comportes pas comme une gamine de seize ans. Tu sembles beaucoup plus mûre. Enfin, sauf pour ce qui est de cogner les mecs plus costauds que toi.

Je ne le suivais plus, là.

— J’aimerais comprendre en quoi mon bon Dieu d’âge pose un bon Dieu de problème !

— C’est pourtant le cas.

— Je ne vois pas pourquoi.

— C’est comme ça.

— Explique-toi.

— J’ai dix-huit ans, a-t-il marmonné en s’intéressant soudain de très près à la chaussée. Et je purge une peine de mise à l’épreuve.

Pardon ? J’étais sortie avec un criminel ? Si ma mère l’apprenait, elle en claquerait aussi sec. Ma curiosité naturelle envers mon prochain m’a cependant poussée à me renseigner.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Rien.

Une Volkswagen est passée en klaxonnant. Rob était bien rangé sur le côté de la route, et je me suis demandé ce que la conductrice nous reprochait. A cet instant, elle a agité la main. C’était Mlle Clemmings. Genre : « Pouêt, pouêt, coucou les enfants, à demain en retenue ! »

— Non, sérieux. Qu’est-ce que tu as fait ?

— Une bêtise, t’occupe.

— Je veux savoir.

— Eh bien, ne compte pas sur moi pour te renseigner. Alors, oublie.

Mon imagination s’est emballée. De quoi s’était-il rendu coupable ? Avait-il dévalisé une banque ? Non, pour ça, on allait droit en prison. Pareil quand on avait tué quelqu’un. Qu’avait-il pu trafiquer ?

— En tout cas, a-t-il enchaîné, je ne pense pas que ce soit une super idée. Qu’on sorte ensemble. À moins que… C’est quand, ton anniversaire ?

— Le mois dernier.

Il a proféré un mot que je m’abstiendrai de rapporter ici.

— Écoute, ai-je dit, je me fiche que tu sois soumis à une mise à l’épreuve.

— Ouais, mais pas tes parents.

— Détrompe-toi. Ils sont super tolérants.

— À d’autres ! s’est-il esclaffé. Si tolérants que tu m’as prié de te déposer au bout de la rue l’autre soir. Si tolérants que tu leur as soigneusement caché mon existence. Alors que tu ne savais même pas que j’étais en mise à l’épreuve. Allez, avoue !

Il m’avait coincée, le cochon.

— Disons qu’ils traversent actuellement une période difficile et que je ne souhaite pas ajouter à leur tension. Mais, entre nous, il n’y a aucune raison pour qu’ils soient au courant de quoi que ce soit.

— Les rumeurs vont bon train. Regarde Wendell. Tôt ou tard, tes parents – sans parler de mon officier de contrôle – auront vent de ce qui se passe.

Parfait. Je n’allais pas le supplier de sortir avec moi, hein ? Il était craquant et tout et tout, mais une fille a son orgueil.

— Comme tu veux, ai-je donc marmonné en haussant les épaules.

Sur ce, je lui ai tourné le dos et suis repartie.

— Mastriani ! m’a-t-il hélée d’une voix lasse. Monte sur cette bécane, veux-tu ? Je te ramène chez toi. Enfin, au coin de ta rue.

— Je ne sais pas, ai-je minaudé en battant des cils.

— Mlle Clemmings nous a déjà vus ensemble. Imagine qu’elle coure chez les flics et…

— Grimpe là-dessus, Mastriani ! a-t-il soupiré, agacé.

Une minute, les gars. Je vous vois venir, avec vos gros sabots.

Vous pensez que, malgré les risques encourus, Rob et moi nous sommes jetés dans une relation torride, et que je vais en étaler les détails les plus croustillants dans ma déposition. Vous salivez déjà à l’idée de vous rincer l’œil. Navrée de vous décevoir, mais il n’en est pas question. D’abord, ma vie amoureuse ne concerne que moi et, si je la mentionne ici, c’est juste parce que ça servira plus tard. Ensuite, Rob ne m’a pas touchée.

Soyez certains que j’en ai été la première désolée.

Non, il s’est borné à me déposer au coin de la rue, comme promis, et j’ai terminé le chemin à pied, maudissant d’avoir à vivre dans cet État aux lois rétrogrades. Figurez-vous que l’Indiana interdit à une jeune fille de seize ans de sortir avec un type de dix-huit ans, mais autorise le mariage entre cousins germains, et ce à n’importe quel âge.

Je ne blague pas. Vérifiez si vous ne me croyez pas.

Comme d’habitude, quand je suis rentrée ce soir-là, ça bardait sec dans la cuisine. Cette fois, il s’agissait de ma mère, de mon père et de Douglas (cherchez l’erreur). Debout dans un coin, il regardait ses orteils, tandis que ma mère s’en prenait à mon paternel.

— Je t’avais dit qu’il n’était pas prêt, s’égosillait-elle (précisons qu’elle est dotée de poumons d’une envergure exceptionnelle). Je t’avais prévenu. Tu m’as écoutée ? Non, bien sûr que non ! Joe Mastriani, le super Monsieur-je-sais-tout.

— Il s’en est très bien tiré. D’accord, il a laissé tomber un plateau et a cassé quelques trucs. La belle affaire ! Des plateaux qui tombent, il y en a tous les jours. Ça ne signifie pas…

— Il n’est pas prêt !

Douglas m’a aperçue dans l’encadrement de la porte. J’ai levé les yeux au ciel. En rougissant, il a de nouveau baissé la tête. Au lycée, les gens bavent sur mon frangin « zinzin », et certains sont allés jusqu’à affirmer qu’il était un tueur en série potentiel. C’est une des raisons expliquant ma condamnation à vie aux heures de colle – j’ai été obligée de tabasser tous ceux qui dégoisaient sur lui. Mon frère ne sera jamais un tueur en série. Il est bien trop timide pour ça. Pour ce que j’en sais, Ted Bundy[28] était plutôt extraverti.

Me remarquant à son tour, mon père m’a demandé d’où j’arrivais. Sans acrimonie cependant.

— De la répétition de la fanfare, ai-je menti avec aplomb.

— Ah bon.

Puis il est reparti à enguirlander ma mère.

Je me suis servi un bol de céréales. En examinant le carton de lait, évidemment. Comme je l’avais soupçonné, c’était un neuf. J’ai examiné les visages des enfants reproduits sur celui-ci. Saurais-je où ils habitaient, le lendemain matin ? J’avais le pressentiment que oui. Après tout, la marque sur ma poitrine était toujours là, aussi vivace qu’au premier jour. Comment s’en sortait Sean ? À cette heure, il devait avoir retrouvé avec joie une famille aimante. Il pouvait me remercier, celui-là ! Et s’excuser par la même occasion de s’être comporté comme un cinglé d’avorton.

Je suis montée. Mais avant que j’aie eu le temps de gagner mes pénates, Mike m’a flanqué la frousse de ma vie en jaillissant comme un diable, non de sa chambre, mais de celle de Douglas.

— Je te tiens ! braillait-il. Qui c’est, nom d’un chien ?

— Qui est qui ? ai-je rétorqué, affalée contre le mur et le cœur battant. Et qu’est-ce que tu fiches dans la piaule de Doug ?

Puis j’ai vu les jumelles dans sa main et j’ai compris.

— Ce n’est pas ce que tu crois, me suis-je défendue.

— Ah ouais ? Pourtant, il me semble bien t’avoir surprise à traînasser avec un Hell’s Angel. Non mais !

— Crétin ! Ce n’est pas un Hell’s Angel, et je ne traînasse avec personne.

— Alors qui c’est ?

— Il est en Terminale, comme toi. Il s’appelle Rob Wilkins.

— Rob Wilkins ? Inconnu au bataillon.

— Tu m’étonnes ! Tu ne connais personne dont le nom n’est pas suivi d’un A entouré d’un cercle et suivi des mots « AOL point com ».

Malheureusement, il en fallait plus que mes railleries pour lui faire lâcher prise.

— C’est un cancre ? a-t-il réattaqué.

— Non. Et ce ne sont pas tes oignons.

— Alors, comment expliques-tu que je ne le… Omondieu ! Ne me dis pas que c’est un Cul-Terreux ?

— Voilà qui est très politiquement correct, Mike ! Je parie que tes futurs amis de Harvard vont adorer ton ouverture d’esprit.

— M’man va te tuer.

— Non, parce que tu ne lui diras rien.

— Cause toujours ! Pas question que ma sœur sorte avec un Bouffeur-d’Avoine.

— Nous ne sortons pas ensemble. Et si tu promets de ne pas moucharder, je… je prends ton service au restaurant ce week-end.

Son humeur s’est aussitôt améliorée, tandis que l’élan protecteur envers sa petite sœur qui s’était emparé de lui s’évanouissait aussi vite qu’il était apparu. Après tout, cette découverte lui donnerait une occasion de passer plus de temps sur l’Internet.

— Sans charre ? a-t-il demandé. Celui de dimanche soir aussi ?

J’ai soupiré, l’air de consentir à un sacrifice énorme, alors que, en réalité, je l’aurais remplacé jusqu’à la fin de mes jours pour empêcher que ma mère n’apprenne l’existence de Rob.

— J’imagine que je n’ai pas le choix, ai-je murmuré.

Mike a rayonné comme un lumignon. Puis il a paru se rappeler qu’il était mon aîné et que, en tant que tel, il était supposé veiller sur moi, car il a lancé :

— Tu ne trouves pas qu’un élève de Terminale, c’est un peu vieux pour toi ? Tu n’es qu’en Seconde, après tout.

— Ne t’inquiète pas. Je suis capable de me débrouiller toute seule.

— Mouais. Et s’il voulait… tu sais, aller plus loin.

Mon désir le plus cher, évidemment. Qui, malheureusement, n’était pas parti pour être exaucé, à en juger par le brusque retournement de Rob.

— De quoi je me mêle ? Continue à espionner Claire Lippman et laisse-moi me charger des choses de la vraie vie, d’accord ?

Il s’est empourpré, mais je n’ai éprouvé aucun remords envers ce misérable maître chanteur.

Cette nuit-là, au lit, j’avais trop de soucis en tête (le problème Rob Wilkins) pour penser à mon… petit talent, si vous voyez ce que je veux dire. Au regard de mes soucis personnels, l’affaire des enfants disparus revêtait peu d’importance.

Perspective qui a, bien sûr, complètement changé dès le lendemain.